En décembre 2016 eurent lieu dans la prestigieuse salle de La Halle aux Grains à Toulouse, les concerts de Jeff Mills et de l’Orchestre National du Capitole qui pour cette occasion étaient dirigés par Christophe Mangou.
L’exercice n’était pas nouveau pour les deux hommes. En effet, dés 2005 Jeff Mills avait collaboré avec l’Orchestre National de Montpellier qui était alors dirigé par Alain Altinoglu. De ce travail commun est né un premier projet musical nommé « Blue Potential » qui devînt ensuite « Light From the Outside World » et dont la première représentation fut donné en 2011 avec l’Orchestre symphonique de Stavangar (Norvège). Ce concert marqua aussi la première collaboration entre Jeff Mills et Christophe Mangou. Loin d’être cantonné à une expérience musicale exceptionnelle mais sans lendemain, Light from the Outside World fut présenté à diverses reprises avec différents orchestres (BBC symphony orchestra, l’Orchestre National d’Ile de France, Sydney Myer Music Bowl, Orchestra Roma Sinfonietta…).
Le succès ne s’est jamais démenti
Il est aux environs de 20 heures ce Jeudi 1er Décembre dans la salle feutrée de la Halle aux Grains, où il est impossible de détecter une place non occupée. Un public éclectique et inhabituellement bruyant pour ce lieu qui accueille souvent les répertoires classiques, attend les deux hommes qui firent sobrement leur apparition sous les applaudissements nourris du public. A peine installé sur ses machines, un spectateur du premier rang fait révérence, bras levés, à l’un des pionniers de la techno devenu une icône de la musique électronique, l’américain y répond d’un sourire timide qui témoigne de sa gêne. Après plusieurs minutes nécessaires pour apaiser l’euphorie du public, Christophe Mangou se décide enfin à lever sa baguette, le concert démarre dans une ambiance surréaliste comme si les spectateurs avaient du mal à réaliser leur présence au spectacle auquel ils assistent. Le premier morceau est définitivement classique, le jeu de lumières se dévoile avec élégance, des motifs lumineux changeants et énigmatiques sont projetés autour de la salle ovale. Le public a la sensation d’être embarqué dans un vaisseau spatial pour un voyage hors du temps.

Après les deux premiers morceaux, Jeff Mills prend la parole, projecteurs braqués sur lui, il explique le concept « Light From The Outside World » tout en revenant rapidement sur sa carrière. L’auteur de The Bells ne lâche pas ses notes du regard. Aucun producteur techno ne s’est jamais aussi bien exprimé par la musique, originaire de Motor City, Jeff Mills a toujours été innovateur dans ses productions mais aussi dans l’esthétisme de sa gestuelle aux platines.
A priori, la collaboration entre un chef d’orchestre et un producteur techno peut laisser sceptique les fans de ces deux genres musicaux. En premier lieu, se pose inévitablement la question des rôles respectifs auxquels ils s’assignent, notamment en terme de leadership. Contrairement aux musiciens, Jeff Mills ne reçoit aucune consigne de la part du chef d’Orchestre mais il ne commande pas non plus. La réussite de ce type de démarche repose entièrement sur la complicité quasi-instinctive du tandem, un regard suffit pour démarrer un morceau, lui apporter les variations nécessaires et l’achever.

Cette ambiguïté dans les rôles, se retrouve d’ailleurs dans la manière dont laquelle la scène est répartie. Alors que de la manière la plus habituelle qui soit, le chef d’orchestre est placé au centre et dos au public, Jeff Mills est situé à 3/4 face aux spectateurs, au devant de la scène et légèrement excentré par rapport à l’orchestre. Comme l’indique la scène, Jeff Mills ne fait pas partie de l’orchestre, il ne donne et ne reçoit d’ordres mais comme par magie, la fusion entre les sonorités électroniques et l’ensemble des instruments est totale.

Avec la question du rôle, l’autre interrogation pouvait porter sur l’apport mutuel de deux courants musicaux qui se sont longtemps ignorés. Les amateurs de musique classique auraient pu craindre que l’aspect répétitif de la techno n’appauvrisse le genre; de l’autre côté, les fans de techno pouvaient redouter que la douceur des instruments classiques et la sophistication de leurs musiciens ne parviennent pas à restituer la techno dans ce qu’elle peut avoir de plus brutale. Au fur et à mesure que le concert se déroulait, ces préjugés sont tombés les uns aprés les autres. Loin d’appauvrir le répertoire classique, la techno a poussé les musiciens du conservatoire dans leurs retranchements en leurs imposants des notes inhabituelles, des distorsions ou même parfois le fait de jouer à contre temps. L’Ochestre National du Captitole de Toulouse a quant à lui fait ressortir les dimensions émotionnelles et esthétiques qui manquent parfois au genre musical né à Detroit tout en restituant son énergie. Ecouter l’un des titres phare de Jeff Mills « The Bell » fut une expérience aussi troublante que réjouissante : même si nous avions reconnu le morceau aux premiers sons de cloche, nous avons eu l’impression de l’écouter pour la première fois !
Que retenir de cette soirée ?
La seule frustration que nous avons ressentie est de ne pas avoir pu se lever pour se déchaîner sur les titres joués par l’ONCT et Jeff Mills. Bien que nous ayons eu la sensation qu’il s’en est fallu de peu pour que le public ne quitte les sièges pour se livrer à une danse collective, celui-ci a préféré respecter les codes de la musique classique. Ce point n’est cependant pas le plus important.
La meilleure réponse se trouve certainement dans le deuxième discours de Jeff Mills avant de jouer « Utopia ». Le producteur avait tenu à remercier les ingénieurs du son car il était extrêmement difficile de trouver le point d’équilibre permettant aux deux courants de s’exprimer sans que l’un ne prenne le dessus sur l’autre. Cette prouesse technique a permis à la techno et à la musique classique de dialoguer, s’enrichir et se subjuguer pour n’offrir que le meilleur d’elle même.
Une association de deux univers musicaux à l’opposé qui le temps d’un soir n’ont fait qu’un pour le plaisir des mélomanes confirmés et des curieux.